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Quelle œuvre ?

 

A l’heure actuelle, quelques mètres (sur quarante) du Déjeuner sous l’herbe ont donc été fouillés, et les différents laboratoires mènent les analyses que permet l’état actuel des sciences, tandis que la médiatisation de l’action se poursuit, à travers expositions, films ou articles et que la publication monographique est en cours. La fouille a sans nul doute prolongé l’action artistique de Daniel Spoerri. Mais le Déjeuner sous l’Herbe, et donc sa fouille, prévue dès l’origine, sont-ils une œuvre d’art ? Il est évident que le Déjeuner, dans la claire lignée de Duchamp, pose la question de la définition de l’art – de manière paradoxalement plus complexe qu’il ne pose celle de la définition de l’archéologie, la fouille étant clairement archéologique de par ses objectifs, ses méthodes et ses résultats. Pendant la fouille, Daniel Spoerri a rappelé sur place que le Déjeuner avait d’abord été un happening. Il a remarqué aussi que sa fouille était une manière de “faire sérieusement quelque chose d’absurde”, ce qui pourrait être l’une des définitions de l’archéologie. Mais le Déjeuner est-il de l’”art” ?

A l’occasion de l’exposition qui eut lieu en 2011 au centre PasquArt à Bienne en Suisse sur “l’archéologie dans l’art contemporain” et des problèmes d’assurance des objets qui se sont alors posés, l’artiste a tenu à préciser par lettre que les objets exhumés “ne peuvent être considérés comme l’œuvre originale et doivent être simplement considérés comme des archives documentant la performance originelle”, l’un de ses soucis étant que lesdits objets ne rentrent pas dans le marché de l’art.

Ces dernières années, Spoerri a réalisé beaucoup de moulages en bronze – lui qui s’est ingénié longtemps à créer des œuvres éminemment périssables. C’est pourquoi une empreinte a été prise d’une partie du Déjeuner, afin d’en produire des moulages, tout comme la couverture photographique et le scannage en 3D intégraux peuvent permettre aussi de fabriquer des restitutions en trois dimensions. Curieusement, personne ne mettrait en doute que ces moulages, du moins ceux en métal, constitueront des œuvres d’art. Toutefois, au terme des expositions prévues, Spoerri souhaite que les objets soient réenterrés et échappent ainsi au marché de l’art. À partir du moulage en latex réalisé par Mehdi Belarbi, de l’Inrap, un premier tirage en résine a été réalisé par lui-même et Pascal Raymond, puis trois tirages en bronze ont été ensuite coulés par le fondeur italien usuel de Daniel Spoerri. Mais quel est le statut de ces œuvres ? Appartiennent-elles au commanditaire de l’œuvre à l’époque, le mécène Jean Hamon, qui dit n’avoir rien payé pour le Déjeuner ? Au propriétaire du domaine du Montcel, lequel était entre les mains d’un “liquidateur judiciaire” au moment de la fouille et a été désormais vendu à un promoteur de résidences pour personnes âgées ? À Daniel Spoerri, qui a évidemment les droits moraux sur l’œuvre ? Au réalisateur du moulage, Mehdi Belarbi, qui l’a exécuté dans le cadre d’une opération de l’Inrap, menée sous ma supervision scientifique et celle de Bernard Müller ? “Petit-fils spirituel” de Duchamp, comme il s’est lui-même proclamé, Daniel Spoerri continue à brouiller le statut de l’art et de ses productions.

Notons en outre que l’œuvre, comme celles des autres Nouveaux Réalistes installées dans le même domaine (César, Arman, Heinz, Niki de Saint-Phalle), est en danger et que sa préservation n’est aujourd’hui pas assurée, ni juridiquement, ni matériellement. La directrice régionale des affaires culturelles d’Ile de France, contactée à ce sujet, n’a pour l’instant pas donné suite.

J.-P. D.